Le Romantisme politique
en Allemagne et en Europe

Suscitée par la Révolution française, qui prétendait concrétiser le programme des Lumières mais s’est terminée par la Terreur et par la raison militaire imposée à l’Europe par Napoléon Bonaparte, la crise de la conscience européenne est à la fois politique, philosophique et littéraire. C’est à l’interaction de ces trois aspects que le colloque est consacré. Il fait suite à une journée d’étude portant exclusivement sur le cas allemand (Paris, Maison Heinrich Heine, 13 janvier 2007).

Le cas allemand a sans doute valeur paradigmatique. En vue cavalière, il est coutume d’affirmer que le romantisme accompagne l’éveil du sentiment national en réaction à l’hégémonisme napoléonien et que les Romantiques allemands abandonnent les valeurs universalistes qu’ils continuaient à défendre au début sous des couleurs nationales pour devenir les idéologues du réformisme prussien ou de la restauration catholique metter¬nichienne. En réalité les choses sont beaucoup plus complexes. D’abord parce que le romantisme allemand est chronologiquement trop étendu dans le temps pour constituer un courant homogène, ensuite parce que dans cette assez longue durée les positionnements idéologiques changent très rapidement. Non seulement on ne saurait lire de la même façon les Elemente der Staatskunst d’Adam Müller et Christenheit oder Europa de Novalis, mais le Friedrich Schlegel au service de Metternich est-il encore celui de l’essai sur le républica¬nisme ? Cette accélération politico-idéologique produit certes des conversions parfois spectaculaires (comme celle de Friedrich Schlegel du fichtéisme au catholicisme ou de Görres du républicanisme jacobin au monarchisme le plus conservateur) mais elle procède au niveau des discours le plus souvent par des glissements et des redéfinitions, sans réels reniements. Elle pose un problème de fond, évident pour le « cas allemand » mais peut-être transposable, sous réserve de l’examen auquel le colloque doit précisément être consacré, à d’autres « romantismes » européens : celui des ambiguïtés du romantisme.

En France, le mot désigne d’abord une école littéraire mettant en œuvre une rhétorique du sentiment, de la mélancolie et (sous toutes réserves) du désespoir. La génération romantique s’y affirme (du moins selon l’historiographie littéraire officielle – qu’il reste à soumettre à l’examen) quelque vingt ans plus tard qu’en Allemagne. Selon la thèse convenue, alors que le romantisme allemand est un mouvement de mobilisation culturelle et politique, le romantisme français serait plutôt un mouvement de démobilisation. Autour de 1820, les champions du romantisme se recrutent parmi les partisans du trône et de l’autel ; même le jeune Hugo célèbre le sacre de Charles X. Pourtant, après 1830 les auteurs romantiques français deviennent républicains voire démocrates.

Rappelons aussi que l’école romantique anglaise (Keats, Shelley, Byron) est largement une invention des critiques ultérieurs. Là aussi la réalité se révèle plus complexe dès qu’on interroge le romantisme dans une perspective idéologique et politique. Dans Childe Harold’s Pilgrimage Byron se pose en « Prométhée de l’homme nouveau ». William Blake témoigna d’évidentes sympathies jacobines, tout comme les Lake Poets avant de devenir « réac¬tionnaires ». Sans parler de Shelley, qui selon Lukács parlait déjà au nom des prolétaires. Quelle fut ensuite la place du romantisme dans une Angleterre devenue victorienne ? Il y a incontestablement joué un rôle de protestation contre une civilisation industrielle envahissante et menaçante (les Préraphaélites, Ruskin) et s’est même, chez un William Morris, révélé révolutionnaire dans les Nouvelles de nulle part.

Bref, le « romantisme » se présente sous les aspects multiples du traditionalisme, du socialisme, du nationalisme, du « libéralisme » (notion qui n’est du reste pas de nature à contribuer à une clarification et doit être elle-même comprise dans la problématisation à laquelle invite le romantisme). Dans le cas de l’Allemagne, toute une tradition de l’historiographie allemande a « résolu » le problème de l’identité du romantisme en le revendiquant comme un mouvement spécifiquement allemand marquant le début du « Sonderweg ». Si l’on fait abstraction de cette apologie pro domo, le romantisme allemand signale plutôt, pour l’histoire et l’histoire des idées, le vaste chantier d’une clarification de catégories aussi fondamentales que « conservatisme », « traditionalisme », « réaction » - c’est-à-dire des stratégies d’adaptation à la modernité.

Il s’impose en toute hypothèse de parler de romantisme au pluriel. Et la réception du romantisme, que nous souhaitons pour cette raison inclure dans le champ de réflexion de notre projet, ne fait que décupler cette pluralité. Certes, il y a bien un effet idéologique à long terme de la notion de « romantisme », et, du point de vue de son invocation ou récupération idéologique et politique, quelques lignes de force. L’historiographie “romantique” présente à cet égard un champ de réflexion intéressant (nouveau regard sur le Moyen Age, les “ invasions barbares ” chez les historiens allemands et français). Mais que peut bien signifier l’attribution de la qualification romantique aux opéras de Verdi ou de Wagner ? Manifes¬tement des enjeux complètement différents sur le plan idéologique et sur le plan politique.

Peut-on dès lors parler d’une Europe romantique comme on parle de l’Europe de la Renaissance ou de l’Europe des Lumières ? Parler de « romantisme européen » est certaine¬ment non seulement une vue cavalière mais une vue de l’esprit. Tant les décalages dans le temps que les stratégies idéologiques et politiques qui se jouent dans les discours expliquent sans aucun doute l’imprécision globale et croissante du concept même de romantisme.

Pourtant, si l’on décante ces questions qui mettent gravement en cause les historiographies officielles, il en ressort quelques interrogations décisives. Dans quelle mesure le romantisme a-t-il été dans l’histoire des Etats nationaux européens un facteur d’identification nationale ? Dans quelle mesure a-t-il constitué et constitue-t-il encore un “ lieu de mémoire ” pour les différentes nations européennes? On rappellera que l’« Europe romantique », si elle a existé au sens où nous le suggérons ici, a épousé les combats pour l’émancipation nationale (Mazzini, Gioberti, Petoefi, cf. aussi l’engagement de Byron en Grèce). On rappellera aussi que le romantisme est l’un des emblèmes majeurs de l’identité polonaise, d’une nation qui parvient à se perpétuer à travers les divisions et les souffrances imposées. La statue de Mickiewicz, auteur de Pan Tadeusz (1834), trône au milieu de la grande place du marché de Cracovie.

Il y aurait donc bien un « romantisme européen » - une référence politico-idéologique autour de laquelle se jouent des enjeux idéologiques majeurs de la modernité politique : identité nationale, modernisation, républicanisme vs. conservatisme.